Braises africaines et autres étincelles
« En associant, jusqu’à en faire un tout, au rêve, au deuil le mot travail, Freud manifestait que des activités d’apparence aussi simple, aussi évidente que rêver, qu’éprouver puis surmonter une perte, n’étaient pas une mince affaire. Il en va de même pour qui entreprend d’écrire. Travail, ici comme là, n’implique pas nécessairement effort et peine, la sueur et les larmes, il signifie transformation. »
J.B. Pontalis L’amour des commencements
2. "ELLE", FRAGILE ET VIVE
3. LORSQUE LE "JE" PARAÎT
4. LE "TU" RECONNAÎT
5. "LUI"
6. LE "VOUS" NE SAIT RIEN
7. C'EST LE "NOUS" QUI TRANSFORME
RETROUVAILLES
Dans la quiétude de juillet, la thérapeute, portée par la trêve estivale, s’adonne chez elle à quelques rangements personnels. Parmi les objets d’un coffret débordant, un bijou insolite l’interpelle. D’où provient cette petite chaîne argentée, prolongée de ce délicat pendentif ? Elle pense tout d’abord à un présent offert par une amie, puis écarte cette hypothèse car un sourire radieux parvient à sa mémoire. Un sourire qui traverse la nuit, un sourire éclatant de douceur, une étincelle de vie au cœur d’un paysage entièrement dévasté: « Aminata ! »
La thérapeute cherche alors dans ses tiroirs bondés d’archives si un dossier au nom d’Aminata, qui restera toujours pour elle une jeune femme en devenir, s’y trouve encore. Elle ne tarde pas à découvrir un entassement de feuilles remplies de notes écrites à la hâte, pendant et après les séances, et se plonge immédiatement dans la lecture de cette histoire, partagée il y a maintenant plus de quinze années.
Aminata avait treize ans lorsque la thérapeute la rencontra pour la première fois et elle venait de fêter ses dix-neuf ans lorsque leurs pas se séparèrent. Ce cadeau retrouvé avait bien rempli sa fonction de symbole, comme en Grèce antique le sumbolon, tesson de poterie brisé en deux morceaux et partagé entre deux contractants, permettait qu’une fois reconstitué en assemblage parfait, celui-ci soit un signe de reconnaissance très fiable.
La psychanalyse, qui, non seulement n’encourage pas les cadeaux offerts par l’analysant à son psychanalyste, interprète en principe ce geste de mille manières négatives : résistance, attaque du cadre, ou pire : amorce de perversion dans le processus… Il y a pourtant des lieux d’exercice de la psychanalyse dans lesquels ces offrandes se pratiquent couramment. Ce sont les centres de consultations dans lesquels les soins sont entièrement pris en charge pour le patient, le thérapeute étant salarié d’un établissement public de santé. Dans ce cadre, les cadeaux remis lors d’occasions festives (fête de l’Aïd, Noël, retour de vacances, fin de cure, départ du thérapeute etc.) inscrivent le soin dans l’ordinaire convivial d’une vie en société, et sont le témoignage d’une gratitude et d’une reconnaissance du patient à l’égard de son psychanalyste. Ils se situent alors au cœur d’un processus symbolique et humanisant d’échange mutuel.
En ce qui concernait Aminata, que la thérapeute avait rencontrée dans une institution pour jeunes en grande difficulté cognitive, et qui n’avait aucune ressource pécuniaire, le don en question était porteur d’un message fort qui disait : « Pour que tu te souviennes de moi. » Il s’agissait d’un bijou de cou, que l’on porte à même la peau, prêt du cœur. Le symbole était clair.
"ELLE", FRAGILE ET VIVE
« Dans le monde symbolique, la fragilité s’inverse en force puisque par elle passe la plus grande force : la lumière. »
Marie Balmary La fragilité faiblesse ou richesse ?
Aminata, que tous avaient coutume de prénommer Amina, était accueillie dans ce type d’établissement qui réunit des jeunes autour d’un symptôme, quand bien même la cause de ce symptôme est propre à chacun : difficultés sociales, carences affectives, troubles sévères de la personnalité, agitation ou inhibition, handicap de naissance ou de développement etc. Si leur souffrance personnelle était bien singulière, tous avaient en commun d’être entravés dans leurs capacités d’apprentissage. « Ici c’est l’école pour apprendre la lecture » avait déclaré Amina à la thérapeute lors de leur première entrevue. Ecole spécialisée en effet, dans laquelle la pédagogie était adaptée et qui offrait aux jeunes la possibilité de s’exercer à des activités dites « professionnelles ». L’accompagnement éducatif y tenait également une place prépondérante. C’est dans l’enceinte même de l’institution que ces jeunes bénéficiaient de soin psychique.
À l’âge de treize ans Amina était maigre et d’un physique peu amène. Son visage tendu et ses traits tirés ne présageaient pas de la magnifique jeune fille qu’elle deviendrait par la suite. Son teint noirâtre tirait sur le gris, comme si la vie avait déserté la peau desséchée de l’adolescente. Sa parole inarticulée était peu audible, et l’angoisse dans laquelle elle était enfermée, la rendait tour à tour inhibée, ou excitée et désorganisée.
Elle se savait être née en Afrique, mais ignorait dans quel pays, et ne savait préciser quelle langue elle y parlait. Elle affirmait être arrivée autour de l’âge de neuf ans en France, rejoignant sa mère et son père ainsi que sa fratrie. Elle se souvenait « un peu » de sa grand-mère maternelle auprès de laquelle elle avait grandi mais qu’elle n’avait jamais revue. Ce fut toutefois à cette évocation que la thérapeute aperçut un mince filet de lumière dans le regard éteint et le visage si terne de la jeune fille. Un éclair fugitif qui en disait bien plus que les mots retenus entre les lèvres serrées. Amina évoqua aussi, de façon légère, une école et les élèves assis « en rond avec le feu ». La thérapeute imaginait un lieu ouvert, en plein air, autour d’un braséro … mais dût rester sur sa curiosité pour plus de détails. Car le mutisme d’Amina était solidement arrimé à une amnésie résistante et à une paralysie tenace de la pensée.
Pendant plusieurs années la thérapie se déroula sur une scène imaginaire dans laquelle Aminata incarnait un jeune médecin, « Vanessa », sorte de psychanalyste éclairée, que les séances suivaient tour à tour dans sa consultation à l’hôpital ou dans sa vie personnelle. Autour d’elle gravitaient Paul, son amoureux, également médecin à l’hôpital et « à la même école qu’elle », David, un ami de Paul, ainsi qu’Emilie et Sophie, ses meilleures amies. Il arrivait que problématique personnelle et professionnelle se rencontrent, mais la plupart du temps les histoires étaient bien différenciées. Chaque séance de psychothérapie permettait de poser une question et de laisser se déployer l’art d’y répondre. Les récits créés par Aminata étaient consignés par la thérapeute au moment même où ils étaient relatés.
Dans le bureau de consultation de Vanessa défilaient toutes les souffrances et interrogations de l’humaine destinée, depuis le bébé qui ne voulait pas dormir, en passant par l’adolescente anorexique ou la personne âgée qui avait peur de mourir et somatisait. Les conflits entre membres d’une même famille se réglaient dans le bureau de Vanessa. Sur ce sujet Aminata en connaissait un rayon !
La thérapeute ignorait si Aminata puisait, pour construire ses scénarios, dans son intelligence des relations ou dans des films regardés avec attention à la télévision. Elle savait que les séries notamment américaines, l’abreuvaient mais elle n’en revenait jamais de la pertinence et de l’à-propos des interventions du personnage de Vanessa, sorte de Françoise Dolto avisée et magicienne.
Le fait que Vanessa était également observée dans ses questionnements personnels lui enlevait toute omnipotente, ce que sa présence en consultation aurait pu laisser présager. Or, elle-même, humaine parmi les humains, était aux prises avec une vie affective tissée de conflictualité. La vie dans sa famille, auprès de ses jeunes frères et sœurs était difficile. Dans ces cas, la thérapeute savait qu’Amina nourrissait son personnage de sa propre expérience. Quant au petit ami Paul, celui-ci était un personnage complexe car il avait des tendances incendiaires qui donnaient du souci à Vanessa. Dans certains « épisodes », c’est à dire dans certaines séances, des « personnages secondaires » étaient davantage pris en compte, ce qui permettait à Aminata de soulager quelques zones d’angoisse par des récits plus périlleux sans toutefois contaminer son personnage de Vanessa qui se devait de rester solaire.
Rien de la réalité de la vie d’Aminata ne filtra durant des années dans les séances de thérapie. Seule la scène imaginaire ouvrait son plateau afin que des personnages fictifs viennent y jouer leurs parties. La thérapeute s’inquiétait vivement de ce clivage, même si elle sentait combien Aminata tenait à ses séances bihebdomadaires auxquelles elle était très assidue. Pourtant, souvent une actualité brûlante aurait nécessité que l’on puisse s’y arrêter. Aucune tentative de ce type effectuée par la thérapeute n’aboutit. L’actuel de la vie d’Amina n’entra dans la sphère de la thérapie que lorsqu’elle l’eût elle-même décidé et initié.
La thérapeute se demandait avec malaise ce que signifiait une psychanalyse à l’intérieur d’une institution où aucun des problèmes rencontrés au sein de l’institution ou à l’intérieur de la famille ne pouvaient être abordés. Or, ces problèmes ne manquaient pas. Ils étaient même conséquents. Dans les réunions de synthèse qui permettaient aux différents professionnels de se rencontrer, elle se trouvait parfois interpellée, mais elle ignorait tout de la situation d’Aminata et ne pouvait donc apporter qu’une très modeste contribution. Elle ne pouvait que se porter garante de la vitalité psychique extraordinaire de cette jeune fille.
Même si celle-ci ne lui disait rien, ni de son passé, ni de son présent, elle savait qu’une parole authentique se construisait. Aminata s’éclairait au fur et à mesure que Vanessa distillait ses interprétations clairvoyantes en consultation. Le mutisme et l’inhibition de pensée se levaient franchement dans son quotidien. Une indiscipline notoire se déclara. Un problème remplaça l’autre, le second étant moins bien supporté par les adultes en charge de la jeune que le premier.
Sa métamorphose physique était impressionnante. De rabougrie et terne elle devint jolie, même si une certaine discordance persistait. Le monde symbolique qui s’ouvrait à elle grâce aux scénarios déployés en séance lui apportait des étincelles d’intelligence dans les yeux que tous reconnaissaient. On se mit à la décrire malicieuse et vive.
LORSQUE LE "JE" PARAÎT
Après plusieurs années de thérapie et à la suite d’un rêve d’angoisse, Aminata commença à parler d’elle à la psychanalyste en disant « je ». Elle lui demanda de l’aide afin d’échapper à un voyage suspect au Sénégal, voyage pour lequel dans un premier temps elle s’était réjouie. Se croyant passagère privilégiée d’une expédition sur sa terre natale, elle déchanta rapidement face aux mises en garde insistantes de ses éducateurs. Des antécédents de mariage arrangé et d’excision dans le voisinage alarmaient les travailleurs sociaux qui entouraient la famille. Des démarches furent donc entreprises pour empêcher le père d’Aminata de l’amener « au pays ».
Se soutenant des échanges avec sa thérapeute, elle réussit à porter sa parole pour refuser le séjour prévu. Un questionnement sur son pays d’origine et sa petite enfance commençait alors à poindre. Elle avait compris que le voyage envisagé ne lui permettait pas de revoir sa grand-mère maternelle, ce qui enlevait tout sens à ce « retour africain ». Quelques réminiscences remontèrent à la surface mais celles-ci ne faisaient nullement récit. Elle les partagea toutefois avec l’analyste sans qu’elles ne lui apportent une quelconque continuité d’existence. Il y avait cet incendie de la maison grand-maternelle, dont la thérapeute ignorait si il avait effectivement eu lieu tant le discours d’Aminata était confus. Il y avait aussi la peine de la grand-mère face à une catastrophe : la perte de ses biens peut-être, mais plus sûrement la séparation d’avec sa petite fille.
Quant à la capacité d’Aminata à exprimer ses émotions, un long chemin restait à parcourir. Celle-ci pouvait enfin parler en son nom propre mais une anesthésie affective tenace persistait en son cœur. Des faits surgissaient d’un passé incertain et désaffecté, ce qui leur retirait toute force vive de souvenirs. Le rêve qui avait ouvert le champ de la parole subjective poursuivait toutefois son œuvre dans les séances. Aminata, démunie et ignorante, pouvait prendre appui sur l’expertise de Vanessa pour découvrir les richesses enfouies dans ces images énigmatiques. Le rêve qu’elle s’était représenté comme une sorte de prémonition de ce qui pouvait lui arriver si elle accompagnait son père racontait cela :
(…)
Inutile de préciser les innombrables tergiversations, annulations, reprises de rendez-vous et attentes vaines que la thérapeute et Amina eurent à essuyer avant que cet entretien avec la mère puisse avoir lieu. Le fait que celle-ci ne vive plus au domicile familial, et qu’à priori les rencontres entre elle et ses enfants étaient médiatisées par l’Aide Sociale à l’Enfance, rendait sa venue dans l’institution particulièrement délicate. Le médecin psychiatre, soutenant vivement cette entrevue entre la jeune, sa mère et la thérapeute avait toutefois permis que ce projet aboutisse.
La mère d’Aminata vint finalement un jour où on ne l’attendait plus. Or, il parut évident de remanier l’emploi du temps prévu ce jour-là car il pas n’était question de refuser de la recevoir. Elle n’aurait pas compris cette exigence « européenne » d’être renvoyée pour une raison liée à d’autres engagements, après une demande si insistante. Lorsque le thé est chaud, il est servi aux hôtes de passage puis bu dans un partage chaleureux. Les règles de l’hospitalité n’étant pas les mêmes selon les continents, on l’accueillit à l’africaine dès son arrivée. Ce qui, il n’est sans doute pas superflu de le préciser, est un événement exceptionnel dans un établissement de soin en France.
La thérapeute fut impressionnée par l’élégance vestimentaire de cette femme. Sa tenue aux grands motifs colorés sur fond clair, complétée par le port du turban traditionnel générait immédiatement le respect. La cambrure des reins et le pas chaloupé étaient si marqués qu’il était difficile de ne pas sourire devant le fait que « décidément, elle en faisait trop ». Sensualité et lassitude se combinaient chez elle comme cela n’est possible qu’aux corps féminins africains. Aminata semblait très fière de l’allure maternelle et la thérapeute tout à fait surprise de cette grâce qui ne correspondait pas à ce qu’elle avait imaginé.
L’entretien eut lieu à bâtons rompus alors qu’il était à peine perceptible qu’il eût commencé à un moment donné. La mère d’Aminata s’exprimait dans un français malhabile et logorrhéique. De temps à autre, un dialecte africain entrecoupait son discours et elle partait alors dans un éclat de rire maniaque. Sa fille se trouvait tour à tour saisie par l’intérêt du récit et gênée par ce comportement discordant. Cette femme comprenait-elle ce qui lui était demandé ou faisait-elle mine d’ignorer les interrogations ou les rebonds que ses paroles suscitaient ? Sans doute les deux hypothèses étaient-elles envisageables. Toujours est il qu’elle seule orienta les échanges et que de la petite enfance d’Aminata il ne fut pas question.
Elle avait quitté l’Afrique à la demande de son mari quelques semaines seulement après la naissance de sa première fille, laissant cette enfant à sa propre mère. Au mot « mari » elle fit mine de cracher par terre en référence à cet homme méprisé. Elle assura qu’Aminata était très heureuse là-bas, que tous l’aimaient beaucoup et la pleuraient encore. « À cause du feu Amina partir France ». La thérapeute signifia qu’elle était au courant pour l’incendie. La mère dont le visage était très expressif montra une grande affliction face à ce malheur. La grand-mère avait non seulement perdu sa maison mais sa chère petite fille lui avait été enlevée. Un silence - enfin - accompagna ses larmes muettes.
Mais elle reprit bien vite ce qu’elle souhaitait relater : la naissance d’Aminata. À chaque évocation du mot « accouchement » elle faisait des gestes indiquant le labour du ventre. Jamais la thérapeute n’avait aussi nettement visualisé les contractions au travail. Le langage du corps de cette femme - visage, mains, postures - était si évocateur que celui-ci compensait largement le manque de paroles en langue française. Son récit vibrait et déployait des images révélant un univers inconnu à la thérapeute, et probablement familier à Aminata ébahie.
Il semblait que la journée précédant l’accouchement avait été consacrée, dans cette Afrique rurale, à une tâche manuelle (tissage, activité agricole ou maraichère) dont la thérapeute ne perçut que des gestes qui montraient des fils que l’on étire. Gestes patients et répétitifs, rituels rassurants desquels ne se dégageait nul ennui. Et alors que nous étions au cœur de la saison sèche, le ciel avait soudainement déversé une pluie abondante creusant, dans une terre argileuse et rouge, une profonde rigole. La mère d’Aminata raconta qu’elle avait laissé flotter au fil de l’eau une petite écorce d’arbre comme un berceau et qu’elle en s’en était remise au ciel pour que d’ici le lendemain « le baby pleurer sur la terre ».
Des fils de l’ouvrage étirés en passant par le fil de l’eau jusqu’à la fille ou au fils à venir, les gestes tournoyaient fluides sans qu’il ne fut possible de savoir de quel cycle de la nature elle parlait. Puis la nuit tomba et le grand charivari du ventre qui permit au sexe de s’ouvrir commença.
« J’étais étendue là et je sentais les douleurs arriver, encore et encore et encore. Et puis j’ai senti quelque chose de mouillé, le début de l’accouchement. Je me suis dit : « Eh, c’est peut être le bébé. » Je me suis lavée (…) et je suis partie toute seule, comme ça.
J’ai marché à une courte distance du village et je me suis assise près d’un arbre. Je me suis assise là et j’ai attendu ; il n’était pas près à naître. Je me suis allongée mais il ne sortait pas encore. Je me suis rassise. Je me suis appuyée contre l’arbre et j’ai commencé à sentir le travail. Les douleurs arrivaient l’une derrière l’autre, encore et encore. J’avais l’impression que le bébé essayait de sortir tout droit d’un seul bond ! Puis la douleur s’est arrêtée. J’ai dit : « Pourquoi ne se dépêche-t-il pas de sortir ? Pourquoi ne sort il pas que je puisse me reposer ? Que veut-il à l’intérieur de moi pour rester dedans comme ça ? Dieu ne va-t-il pas m’aider à le faire sortir plus vite ? »
Comme je disais cela, l’enfant a commencé à naître. J’ai pensé : « Je ne crierai pas. Je vais simplement rester assise ici. Ecoute, il est en train de naître et tout va bien se passer. » Mais ça faisait vraiment mal ! J’ai crié mais seulement en moi-même. (…)
Quand elle est née, je suis restée là ; je ne savais pas quoi faire. Je n’avais aucun bon sens. (…) J’étais assise là et je la regardais, je la regardais et je la regardais encore.
(…) Bientôt le placenta est sorti et je l’ai enterré. Je me suis mise à frissonner. J’étais assise là, tremblante de froid. Je n’avais pas encore noué le cordon ombilical. Je l’ai regardée et j’ai pensé : «Elle ne pleure plus. Je vais la laisser ici et je vais aller au village rapporter des braises pour faire un feu. »
Marjorie Shostak Nisa, une vie de femme
Aminata resta bouche bée tout au long du récit maternel. Quant à la thérapeute elle ne savait
qu’en penser. Cette femme si étrange semblait directement sortie d’un livre de contes et son histoire ressemblait davantage à celui d’une fable traditionnelle qu’à l’anamnèse ordinairement retracée lors d’un entretien clinique. La psychanalyste, à la fois subjuguée par le charme qui se dégageait de la narratrice et en même temps agacée par ce sentiment, finit par poser quelques questions si factuelles et plates que mère et fille lui lancèrent un commun regard de dédain qu’elle méritait amplement. Elle se sentit ridicule et renonça immédiatement à approfondir la véracité des propos qu’elle venait d’entendre. Elle s’en tint donc à ce qui venait d’être dit, recueillant avec respect la profonde sincérité qui s’en dégageait.
La mère d’Aminata sentit que la thérapeute s’était ressaisie et elle compléta alors par de menus détails la description des jours qui suivirent jusqu’à celui poignant où elle confia son enfant à sa propre mère avant de rejoindre son mari en France. Inutile de préciser que l’analyste s’abstint d’interrogation sur cette séparation. Elle tenait à éviter tout soupçon de jugement mais se demandait bien quel sens avait eu ce départ et que signifiait ce quasi-abandon. La mère qui semblait chérir son nouveau-né ne revit sa fille que bien des années plus tard et resta bouleversée par cette rupture. Elle avait toujours des difficultés à faire le lien entre le tout-petit qu’elle avait laissé et cette jeune qui lui faisait face.
Une scène insolite se déroula alors sous le regard médusé de la thérapeute : la maman se pencha au-dessus de sa fille, lui prit délicatement le pouce et le suça longuement. Elle lui parla ensuite tendrement dans un dialecte africain, ce qui eut pour effet d’humecter les yeux d’Aminata qui accueillit cette situation sans broncher. « Langue maternelle-langue authentique » pensa l’analyste. Cette mère, aussi déstabilisante pouvait-elle apparaître dans la diversité de ses styles langagiers, avait cette aptitude paradoxale d’un « parler vrai » quelle que soit l’invraisemblance des paroles énoncées et l’adéquation des attitudes tenues. La vie affective d’Aminata pouvait être irriguée grâce à cet échange de corps à corps et de cœur à cœur.
LE "TU" RECONNAÎT
À la séance qui suivit l’entretien avec sa mère, Amina arriva très en retard et se présenta de manière agitée. Elle se plaignait de la sortie à « Accrobranches » avec l’institution, sorte de « parcours aventure » dans les arbres, qui selon elle s’était mal passé. Un autre jeune l’avait malmenée et cela lui avait provoqué « des cauchemars horribes». Son silence concernant la rencontre avec sa maman laissait la thérapeute dans une grande perplexité. N’osant s’intéresser trop directement aux « cauchemars horribes» elle s’enquit des problèmes rencontrés dans le parc d’attractions. Mais Aminata raconta immédiatement ses rêves d’angoisse.
« Dès que je ferme les yeux ils recommencent, je ne veux plus dormir, je ne veux plus voir ça. C’est à cause de Daouda qui m’a poussé et j’ai failli tomber. » Elle relata alors avec effroi ses images oniriques de chute et de corps brisé. Son récit était haché et peu compréhensible. La thérapeute entrevit toutefois une angoisse massive d’effondrement et de morcellement. Amina lui décrit que dans le cauchemar elle « tombait de l’arbre, se retrouvait la tête en bas, un pied accroché à une branche, la main dans un autre arbre, et que son corps était en petits bouts ». « ça a été la plus grande peur de toute ma vie …euh non de toute ma mort…euh non de toute ma vie… enfin c’est pareil ».
Face à une telle panique, la thérapeute était désemparée et pensa immédiatement que cette désorganisation était en lien avec le récit fait par la mère, mais elle n’en dit rien. Elle lui proposa seulement d’aller s’allonger sur le divan qui était un gros matelas de mousse dans lequel le corps s’enfonçait mollement. Aminata s’y lova en boule, la thérapeute l’enveloppa de couvertures douces et s’assit près d’elle. Aminata demanda alors à la thérapeute de pousser le divan face au miroir pour qu’elle puisse « se voir en entier », idée fort astucieuse. Tout au long de la séance, elle utilisa le miroir pour parler à la thérapeute. Elle ne se regarda pas elle-même, mais observa attentivement le reflet de « l’Autre », habile dispositif qui lui permit de se rassembler en utilisant à la fois l’écoute, l’image spéculaire ainsi que la vue et la présence rassurante et bien vivante de cet « Autre ». Dispositif que, seul, celui qui en a besoin est en mesure de créer.
« Tu crois que quand je suis née en Afrique on m’a accrochée à un panier sous un arbre comme on le voit à la télé? » demanda-t-elle à la thérapeute. « Et tu crois que les bébés ont l’impression d’avoir la tête à l’envers et en bas dans leur panier ? » Le sourire de la thérapeute qui lui raconta le berceau, le doux balancement et les mélodies chantonnées pour endormir les nourrissons eut un effet apaisant. Elle ajouta que le bébé, lorsqu’il était tout-petit ne se sentait sans doute pas tout entier dans son corps, que la présence d’un adulte pour s’occuper de lui était nécessaire, et que les nombreuses expérimentations du petit lui-même étaient indispensables pour lui permettre de rassembler tous les morceaux de son corps. « Alors, c’est pour ça que les bébés ne mangent pas tout seuls. Ils croient que leur main est restée bloquée dans un autre arbre. Il faut juste leur expliquer qu’elle est à côté d’eux » ajouta avec malice Aminata.
Dans cette intimité partagée, la thérapeute put alors chuchoter à Aminata quelques mots au sujet de la rencontre avec sa mère. Aminata lui demanda immédiatement de lui raconter ce qu’avait dit sa maman « car je ne sais plus trop. Tu as compris toi ? »
« Quand le jour où tu devais naître est arrivé, c’était peu de temps avant l’été, avant la sécheresse.
Hawa a senti que tu allais venir, et comme tout le monde dormait encore, elle est sortie de la tente sans faire de bruit. Elle a simplement serré son ventre avec un linge, et elle a marché comme elle a pu au-dehors, jusqu’à un endroit où il y avait un arbre et une source, parce qu’elle savait que quand le soleil apparaîtrait, elle aurait besoin de l’ombre et de l’eau.
C’est la coutume là-bas, il faut toujours naître auprès d’une source. Alors elle a marché jusque là, et puis elle s’est couchée près de l’arbre, et elle a attendu la fin de la nuit.(…)
Tu es née, comme cela, dans la terre entre les racines de l’arbre, et on t’a lavée dans l’eau de la source et on t’a enveloppée dans un manteau parce qu’il faisait encore froid de la nuit. Le soleil s’est levé et ta mère est retournée sous la tente pour dormir. »
J.M.G. Le Clézio Désert
Peu de temps après, Aminata arriva en séance d’excellente humeur. Elle annonça d’emblée, en parlant du bébé à venir : « C’est un garçon. Elle nous a montré l’échographie. À nous cinq. » La thérapeute imaginait la scène de la fratrie rassemblée autour de l’image médicale. Cela avait dû être un moment complice et joyeux car Amina se montra prolixe et connaissait la date du terme. En effet, la mère vivant hors du domicile familial était effectivement enceinte d’un autre homme que son mari, avec lequel le divorce n’était nullement envisagé. Son adresse légale était toujours la même que son époux chez lequel elle passait le plus souvent en son absence. Cette situation générait une grande violence et beaucoup de difficultés entre les deux parents lorsqu’ils se rencontraient, la mère n’assumant que très peu de responsabilités. L’annonce de cette grossesse extra-conjugale avait encore détérioré l’ambiance de la maison.
Cependant, est-ce en raison de l’entretien avec la psychanalyste ou du fait de l’enfant attendu, il semble que mère et fille se découvrirent et se rencontrèrent comme jamais. Des confidences purent même être échangées de part et d’autre, et dans ce contexte de disponibilité maternelle inédite, Aminata put réintégrer des éléments mnésiques épars. Elle ne parla probablement jamais du passé avec sa mère mais le fait de partager des moments apaisés et intimes avec elle, lui donna un statut privilégié qui la fortifia considérablement. C’est elle qui veillait sur ses jeunes frères et soeurs en l’absence d’adultes à la maison, et même si elle se plaignait de leurs conflits, elle en assumait naturellement la charge. La thérapeute comprit qu’elle devint véritablement l’aînée à ce moment-là. Car jusqu’alors elle avait été « la dernière arrivée », même après la naissance des plus petits, eux étant nés ici.
Elle se mit alors à raconter son arrivée en France, par l’avion dans lequel elle avait embarquée seule, sous la surveillance de l’hôtesse. Elle exprima la peine et l’angoisse qui lui tenaillaient le ventre. La thérapeute imaginait les sanglots dans la gorge de l’enfant, car à ce récit, Aminata en perdit presque la voix. Elle décrivit la pluie noire qui s’abattait sur la « Cité des Pâquerettes » lorsqu’elle la découvrit. « Tu sais, déclare-t-elle à la thérapeute avec une naïveté désarmante, lorsque j’étais petite il pleuvait noir. Je crois que les Français ont voté pour un nouveau Président et que le temps a changé de couleur... Enfin ce n’est pas tellement mieux maintenant ! » ajouta-t-elle dans un sourire complice devant les giboulées de mars qui tapaient drues sur les carreaux.
De nombreux souvenirs de ses premières expériences ici ressurgirent. Une immense souffrance scolaire se dévoilait dans son parcours grevé d’embûches : un accueil dans une classe de « primo-arrivants », suivi d’une année avec des enfants beaucoup plus jeunes qu’elle, avant d’intégrer un cursus d’élèves en grande difficulté puis finalement l’éducation spécialisée dont relevait l’institution dans laquelle elle était encore aujourd’hui. Elle commençait à faire des liens entre les différentes époques de sa vie et donnait des précisions étonnantes sur les différentes écoles dans lesquelles elle avait été inscrite. Elle pouvait conter sans lassitude des anecdotes cocasses concernant telle ou telle petite camarade, constatant que dans les établissements où elle était passée, tous les enfants étaient « bizarres ».
Elle commença à construire un propos sur ses années de petite enfance en Gambie, car c’était en Gambie, pays de sa mère qu’elle avait grandi et non au Sénégal comme elle le pensait jusqu’alors. Une géographie et une histoire advenaient enfin.
La grossesse de la mère, qui mettait celle-ci dans un état favorable aux confidences, ouvrit une disponibilité relationnelle nouvelle avec ses enfants. Aminata en bénéficia largement et réintégra ainsi des éléments mnésiques épars de sa petite enfance, souvenirs sans doute reconstruits mais qu’elle s’appropria avec une joie franche et vive. Ces séances, dans lesquelles elle partagea ses découvertes avec la thérapeute furent très agréables pour toutes les deux.
"LUI"
C’est dans ce contexte qu’elle demanda une autre rencontre entre la thérapeute et la mère afin de continuer à cheminer dans ce dédale des souvenirs d’enfance.
Le climat, lors de la deuxième rencontre maternelle, fut au départ très tendu, du fait de récriminations importantes de la part de la mère, concernant tous les domaines de sa vie. Les mots jaillissaient en saccades et dans un français écorché, mais la teneur des plaintes était claire. La thérapeute laissa d’abord les jérémiades se répandre, puis elle les interrompit en s’exclamant positivement devant la grossesse plantureuse qui s’exposait. Le huitième mois arrivait à son terme. Une certaine fierté s’imposa alors dans la posture de la femme enceinte. Aminata, elle, exprima nettement son agacement. L’échange prenait une tournure déplaisante et la thérapeute avait bien des difficultés à recentrer le propos. Quand soudainement, Aminata agressa sa mère en disant que le bébé serait « moche ! ». La mère perçut la détresse de sa fille et se radoucit immédiatement. La thérapeute observait l’attitude particulière de cette maman qui pouvait être complètement ailleurs, puis dans la seconde suivante, extrêmement présente, et vice-versa : incohérence émotionnelle qui distillait une grande violence pour qui la subissait.
La mère se lança alors dans un récit que la thérapeute crut en lien avec des évènements récents, puis qu’elle situa comme étant très éloignés dans le temps. Il y était question de « jeune fille » travaillant « dans un jardin » et de cueillette de fruits exotiques. La thérapeute vit défiler tour à tour le parc d’une maison coloniale, des champs de bananiers, un verger de manguiers, la terrasse d’un grand hôtel… Mais rien ne pouvait fixer l’image, ni arrêter le défilé de suppositions. Toujours est-il que la jeune fille vêtue de blanc rencontrait là trois beaux messieurs « riches » accompagnés d’une « Madame très belle » et que l’un des « Mussieurs » semblait beaucoup plaire à la jeune fille. La narratrice rosissait et rajeunissait à vue d’œil. Une émotion tendre se dégageait de sa voix devenue frêle. Le bureau de consultation s’emplit alors d’une lumière éclatante, comme si les nuages qui obscurcissaient le ciel avaient écouté à la fenêtre, et préféraient laisser leur place au soleil de juin, souverain en cet instant enchanté. Aminata buvait les paroles maternelles.
L’idylle romantique se déroulait dans une grâce et une élégance qui rendait compte d’un grand respect du « bô mussieur » pour la jeune domestique quand la voix s’étrangla subitement et que tout le discours devint très confus. La seule clarté qui persista fut que tout ceci était « un grand sicret », et que comme tous les « sicrets » il devait absolument le rester. Aminata, qui avait maintenant plus de dix-huit ans et était directement concernée pouvait toutefois en être la dépositaire. La description qui suivit se déroula pour moitié en français inarticulé et pour moitié en soninké murmuré. Le secret avait bien du mal à être dévoilé. Seule la première partie de la révélation, ce qui avait eu lieu dans l’éclat d’un patio blanchi par la chaleur africaine, pouvait être simplement énoncée. La seconde partie, qui s’était déroulée dans l’obscurité d’une soirée alcoolisée, à la lueur d’un feu qui s’éteignait (« Encore un feu ! » pensa la thérapeute) peinait à trouver un passage pour se dire. La violence toutefois fut entendue.
2>
« J’étais prise en étau entre la terre meuble et ce corps lourd qui me broyait, j’ai senti son sexe me déchirer alors que je luttais pour respirer par le nez dans cette haleine affreuse qu’il me crachait au visage. Je n’ai pas crié quand il a dégagé ma bouche afin de mieux m’empoigner et de me pénétrer plus profondément. J’avais cessé de me débattre, n’ayant plus rien à protéger que mon secret. »
Carole Martinez Du domaine des Murmures
La thérapeute laissait glisser son regard entre le visage figé d’Aminata et celui défait de sa mère. Un silence étourdissant accompagna ensuite les larmes muettes de la maman. La thérapeute était sonnée et ne pouvait prononcer un mot. Aminata, en commençant à bouger, exprimait son malaise. Sa mère y fut sensible et reprit la parole. Elle continuait à pleurer mais son propos devint plus clair. Elle expliqua qu’ « il » s’était endormi sur elle et qu’elle réussit à se dégager de ce poids mort lorsque deux silhouettes apparurent, « deux ombres » dont la thérapeute entendit les rires épais. La mère d’Aminata raconta qu’elle les laissa faire mais que « ça marchait pas » et, les yeux dans ceux de la thérapeute, dans une confidence féminine d’une intimité bouleversante elle prononça « trop boire » en accompagnant ces mots d’un geste obscène. « Pas descendus » ajouta-t-elle faisant comprendre l’échec de l’éjaculation ou de l’érection. Cette impuissance masculine du fait de l’alcoolisation était sa revanche à elle. Une sorte de bascule du viol collectif qui lui permettait de retrouver sa dignité. Du reste, elle se ressaisit, regarda sa fille, se frotta le ventre et la poitrine puis réajusta son boubou de femme enceinte, faisant mine d’avoir été victorieuse de la situation.
De nouveau le silence et les larmes, que personne n’osait interrompre. La mère d’Aminata, avec beaucoup de douceur et d’attention regarda sa fille dans les yeux et chuchota, à la stupéfaction de la thérapeute : « Pardon. C’est doumage ». Elle baissa ensuite les paupières dans une sorte de recueillement et de sentiment indéfinissable. Puis, comme si elle venait de s’en souvenir, et dans un retournement stupéfiant, avec un large sourire elle déclara « J’ai une photo ».
Enfin, après un très long silence et une intense réflexion, mais sans autre préambule, elle se mit à raconter comment elle avait annoncé sa grossesse à son mari lors de son retour au Sénégal, alors que celui-ci était en France quand cette grossesse a démarré.
« Nous nous sommes assis ensemble. Il a demandé « Qu’est-ce que tu as mangé pour avoir l’air si remplie ? » J’ai dit « J’ai mangé beaucoup de nourriture et de viande. » Il n’a rien ajouté. Plus tard nous avons déroulé nos couvertures et nous nous sommes couchés. Il était allongé près de moi, derrière, et j’étais devant. Il m’a entourée de ses bras et, d’une main, il m’a touché le ventre. Puis il s’est arrêté. Il a encore passé sa main partout, en me palpant, puis il s’est arrêté. Il a dit : « Nisa, qu’est ce que tu as mis dans le ventre qui vient de me donner un coup de pied ? » Je me suis dit : « Qu’est-ce que je vais lui dire ? Pourquoi ce bébé ne se tient il pas tranquille ? Pourquoi a-t-il fallu qu’il lui donne un coup de pied ! » Il a dit « Je t’ai demandé ce que c’est qui bouge dans ton ventre ? » J’ai dit : « La maladie peut-être je suis peut-être malade. J’ai mal au ventre, et dedans ça pousse. (…)
Personne d’autre ne m’a mise enceinte. Le sang menstruel que j’avais quand tu étais encore là, tu l’as coupé avant de partir. C’est toi et toi seul qui m’a coupé de ma lune. Après ça, je n’ai plus eu mes règles. C’est à ce moment que ça s’est arrêté. Je suis enceinte de toi. Quand tu as été parti, ça a simplement grossi. »
Marjorie Shostak Nisa, une vie de femme